ANNEE 2007
Ce blog à vocation à présenter une vision chrétienne de l'actualité commentée.
Bonne route à lui !
"Illuminer grâce à la lumière du Christ notre Seigneur" - saint François Xavier
(à suivre)
Jon Andoni Fernández de Larrea Rojas, Guerra y sociedad en Navarra durante la edad media, Universidad del Pais basco, Bilbao 1992.
Les aïeux paternels de François, les Jasso [Jaxu en basque, Jaso en espagnol], appartenaient à une famille de petite noblesse aisée “d’au-delà des cols” [Ultrapuertos], comme on disait en ce temps-là, c'est-à-dire de Basse-Navarre, sur le flanc aujourd’hui français des Pyrénées.
La Navarre, qui avait pour capitale Pampelune, s’étendait alors des environs de Tudela, au sud, à celles de Labastide-Clairence et d’Hasparren, au nord, d'un côté et de l'autre des Pyrénées. Elle était administrativement constituée de six merindades, c'est-à-dire de provinces.
La merindad d'Ultrapuertos, appelée aussi Basse-Navarre, était l'une d'elles et avait pour chef-lieu Saint-Jean-Pied-de-Port. Elle se composait des pays de Cize, de Baïgorry, d'Arberoue, d'Irissary, d'Ossés, de Mixe, d'Ostabaret, d'Iholdy, d'Armendartiz et de La Bastide-Clairence. Dans le Mémoire du prince de Viana présenté, en 1456, au conseil royal de Charles VII (B.N., mss., Fonds Dupuy, vol. 761 f° 27), "Ultrapuertos" est joliment traduit par «le pais deça les montaignes». "Puerto" (terme présent dans Saint-Jean-Pied-de-Port), signifie plus précisément, en espagnol, le col de montagne. Les cinq autres merindades étaient les suivantes : Estella, Olite, Pampelune, Sanguësa, dont dépendaient les terres de Javier, et Tudela. Dans le dessin ci-dessus, on voit clairement la distribution administrative de l'ancien royaume, ainsi que la localisation des quatre origines familiales principales de la famille de saint François-Xavier, accompagnées de leurs armoiries respectives [source].
“Jaxu”, en basque, signifie “lieu des genêts”. Dans la symbolique des fleurs, le genêt, dit-on, est le symbole de l'humilité. On peut encore voir la maison “Lascorrea”, à Jaxu, à 9 km au nord de Saint-Jean-Pied-de-Port, d’où serait originaire cette famille, et qui est toujours vénérée comme un berceau de celle de notre saint [ci-contre : Lascorrea].
Les armoiries des Jasso étaient les suivantes : Sur champ d'argent, un ours passant au pied d'un chêne [“En campo de argent (sic) un oso arrimado en travi(e)so al pie de un encino”].
Les Jasso étaient cependant implantés à Saint-Jean-Pied-de-Port dès 1435. Tel est le cas de Pierre de Jasso, arrière grand-père de François. Il eut trois fils : Arnault, Bernalt et Pierre-Pérez (autrement dit, Pierre, “fils de Pierre”). Ce dernier était, dit-on, “vecino de San Juan”, ce qui paraît indiquer qu'il y était domicilié. En effet, selon le Diccionario de la lengua española, le “vecino” (le voisin), mot qui vient du latin “vicus” (quartier, lieu) désigne «celui qui habite avec d’autres dans une même commune, quartier ou maison, dans une habitation indépendante» ou qui «a sa maison ou son foyer dans une commune» aux charges de laquelle il contribue, même s’il n’y vit pas actuellement.
Pierre-Pérez fut nommé bailli, c'est-à-dire gouverneur de Saint-Jean-Pied-de-Port par le prince Charles de Viane, lui-même gouverneur du royaume de Navarre, le 14 juin 1444 et fut receveur des deniers royaux en Basse-Navarre. Dans la guerre civile qui opposa, à partir de 1450, le prince de Viane à son père, le roi Jean d'Aragon, au sujet de la dévolution de la couronne de Navarre, Pierre de Jasso demeura fidèle à ce dernier. On possède en particulier ses comptes pour les années 1451-1455, période au cours de laquelle ses fonctions de percepteur furent plus que difficiles. Il mourut sans postérité [ci-contre: Charles, prince de Viane].
Son frère Arnault s’établit à Pampelune, avec sa femme, Guillermina de Atondo, qu’il épousa en 1441 et dont la famille appartenait elle aussi à ce qu’on appelait alors la “noblesse de service”, c'est-à-dire celle qui était vouée à l’exercice des fonctions administratives, par opposition à la “noblesse militaire”, d’origine guerrière, qui avait pour fonction d’organiser la défense du royaume. Les armes de la maison d'Atondo étaient les suivantes : Sur champ d'azur, deux bandes d'or et, entre elles, deux croissants d'or [“En campo azul dos bandas de oro y entre ellas dos lunas crecientes de oro”].
Seigneur des palais d'Idocin et de Zariquegui, Arnault servit le prince de Viane. Grâce à l’influence de son beau-père, il obtint une charge importante à la Chambre des comptes, dont la mission était de contrôler les dépenses publiques. Les portes de la haute noblesse navarraise lui furent ainsi ouvertes, ainsi que l'accès aux Cortes. Ces dernières, qui étaient composées des représentants de la noblesse, du haut clergé et des cités, avaient pour objet d’approuver les demandes d’argent du roi, ou la création de nouveaux impôts, et de proposer des changements législatifs. Une sœur d’Arnault, Anne, épousa Martin de Huarte (ou d’Huart), licencié en droit, lequel devint conseiller du roi et de la reine de Navarre. Arnault et Guillermina eurent six enfants, dont le cinquième s’appelait Jean, père de notre saint.
Jean fit ses études à l’université de Bologne, en Italie, dont il obtient le titre de docteur en droit canonique le 16 novembre 1470. Pour la petite et la grande histoire, il faut signaler que, parmi les témoins qui figurent sur le titre original de doctorat, apparaît le nom de Pierre d’Arbués. Celui-ci (né en 1441), qui était déjà docteur ès arts de l’université de Huesca, obtint son diplôme de docteur en théologie le 27 décembre 1473 dans la même université de Bologne. Il devint chanoine régulier de saint Augustin à Saragosse un an plus tard, travailla avec Thomas de Torquemada, et fut nommé par lui premier inquisiteur d’Aragon en 1484. Il mourut martyr dans la nuit du 14 septembre 1485, poignardé par des conversos dans le chœur de la cathédrale de Saragosse, alors qu’il y était en prière. Pie XI l’a canonisé le 29 juin 1867 (ci-contre : le martyre de s. Pierre d'Arbués, eau forte de Franceso Cecchini).
Homme érudit, Jean de Jasso sera connu plus tard sous le nom de “Docteur”. Il occupa de hautes charges en Navarre. A la Chambre des comptes, tout d'abord, dont il a déjà été question. Mais encore à la Cour royale, qui était une juridiction dont la compétence s’étendait à tout le royaume, et dont les décisions pouvaient faire l’objet d’un recours devant le Conseil royal. Il fut également président de ce dernier. Ce Conseil était l'organe de gouvernement chargé d’assister et de conseiller le souverain mais il pouvait remplir la fonction d’un tribunal suprême. En 1472, Jean devint l’équivalent d’un ministre des finances du royaume, au service de Jean III d’Albret et de Catherine de Foix. Il remplit également des missions diplomatiques pour son roi auprès de la cour de Castille. Jean de Jasso épousa, en 1483, Marie de Azpilcueta (vers 1464-1529) et devint, par ce mariage, seigneur de Javier et d’Apilcueta.
La famille paternelle de Marie de Azpilcueta, originaire de la vallée de Baztan, au nord de la Navarre espagnole actuelle, appartenait à la petite noblesse. Les armes de cette maison étaient les suivantes : Echiqueté d’argent et de sable [“Con tablero de ajedrez blanco y negro”]. On a noté à raison que «la fortune des Azpilcueta pesait moins lourd que leur épée ; mais ils avaient pour eux l'antiquité de leur nom» (A. BELLESSORT, Saint François-Xavier, l’apôtre des Indes et du Japon, Perrin 1937, p. 4). L'affirmation selon laquelle leur palacio était déjà debout au temps de Charlemagne paraît cependant tenir de la légende. Le nom d’Azpilcueta fut illustré encore, quelques années plus tard, par le célèbre juriste Martin de Azpilcueta (1493-1586), également connu sous le nom de “Docteur Navarre”, et dont nous aurons peut-être l’occasion de reparler.
La famille maternelle de Marie, les Aznarez de Sada, appartenait en revanche à la haute noblesse. Deux sœurs en furent les héritières : Marie et Jeanne. Martin de Azpilcueta épousa Marie en 1463. Bientôt veuf, et après dispense pontificale, il épousa Jeanne. De nouveau veuf, vers 1477, Martin de Azplicueta épousa encore en 1499 Isabelle d’Echaux, du vicomté bas-navarrais de Baïgorry, laquelle eu raison de lui trois ans plus tard, avant de refranchir les Pyrénées, chargée des riches dépouilles du noble défunt.
C’est du deuxième mariage de Martin de Azpilcueta, avec Jeanne de Aznarez de Sada qu’est née Marie, la femme de Jean de Jasso. Jean de Jasso et Maria de Azpilcueta eurent cinq enfants :
Telle est la famille, prestigieuse, de ce grand saint. Nous verrons plus avant en quelles tourmentes elle fut plongée et déchirée avant que le jeune François, meurtri par cette expérience, ne parte faire ses études à Paris pour y trouver sa vocation.
L’ANNEE JUBILAIRE
1.- L’Eglise catholique fête cette année le 500ème anniversaire de la naissance de saint François-Xavier. Cette année jubilaire est aussi celle de saint Ignace de Loyola, mort il y a 450 ans, et celle du bienheureux Pierre Fabre, né il y a 500 ans, trois saints qui ont eu le bonheur de se rencontrer, à Paris, en 1530.
A l’occasion de ce jubilé, et pour des raisons personnelles, j’ai pu me rendre en famille sur les lieux mêmes de la naissance de saint François-Xavier, en Navarre espagnole. Il m’a semblé qu’il était utile de publier un petit compte-rendu de cette visite et, surtout, à cette occasion, de faire mémoire de ce grand saint.
UN SAINT ET UN PELERINAGE A CONNAITRE
2.- François [Francisco] est né le 7 avril 1506 au château de Javier, en Navarre, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de la capitale du royaume, Pampelune, tout près de la frontière aragonaise.
Il est mort à l’âge de 46 ans, le 3 décembre 1552, abandonné sur l’île de Sancian, à
Je ne m’attarderai pas ici à rappeler les épisodes de sa vie, ni de ses innombrables voyages qui ont porté ses fils à le comparer à saint Paul. Si l’on n’en connaît encore rien, on pourra en faire une première découverte sur le site des jésuites de France [ici]. Les plus jeunes (et ceux qui le restent !) pourront lire la bande dessinée intitulée “Xavier”, réalisée en 1953 par un (alors) jeune jésuite, Pierre Defoux pour le journal… Spirou. Terminé par son auteur quarante plus tard, cette belle histoire est publiée (2005) par les éditions Coccinelle BD, en deux volumes [tome 1 : “Ouvrir un avenir” ; tome 2 : “Enjamber les limites”]. Les ouvrages parus par ailleurs sur ce saint sont innombrables. Plus de 3000 études ou ouvrages ont été écrits à son sujet. On pourra néanmoins se reporter à l’ouvrage bien connu de Xavier Léon-Dufour, Saint François Xavier, Itinéraire mystique de l’apôtre, coll. Christus n° 86, Essais, Desclée de Brouwer/Bellarmin, Paris, 1997 (350 p.).
Je ne saurais trop recommander aux hispanophones (et mêmes aux autres !) de se reporter aux pages proposées par
S’agissant enfin du pèlerinage à Javier lui-même, on consultera, toujours dans la langue de Cervantès, mais aussi en anglais ou en basque (le français, pourtant prévu, n’est pas accessible, non plus que l’italien ou le portugais), le site de qualité réalisé conjointement par le gouvernement de Navarre, le sanctuaire de Javier, l’archevêché de Pampelune et la mairie de Javier [Ici].
LE PATRON DES MISSIONS ET DE
3.- Le pape Grégoire XV a canonisé saint François-Xavier en 1622, en même temps que saint Ignace de Loyola, son cousin et, avec lui, co-fondateur de
Le 27 septembre 1985, le parlement de Navarre a approuvé à l’unanimité une loi foral de deux articles qui a fait du 3 décembre, jour anniversaire de la mort du saint, le “Jour de
L’exposition des motifs de la loi du 27 septembre 1985 est ainsi rédigée :
« C’est la coutume de toutes les communautés et la volonté des citoyens qui les composent d’avoir une fête qui, en même temps qu’elle symbolise l’unité et l’identité dans un projet historique commun, soit l’occasion d’exalter particulièrement la personnalité du territoire, de sa culture et de ses habitants. Le respect pour la tradition reçue et la reconnaissance d’un passé propre comme facteur fondamental de la définition des peuples rend souhaitable l’institutionnalisation à cet effet de dates et de motifs fondés sur le patrimoine commun, de telle sorte qu’ils contribuent à fortifier la concorde, la solidarité et la conscience de fraternité qui soutiennent la vie des sociétés.
« La figure de François de Javier est pour les navarrais un exemple éclatant de préoccupation humaine et intellectuelle, de talent tourné vers les autres et vers l’aventure, d’un homme qui ne dédaigna ni les difficultés ni les efforts pour atteindre les zones les plus éloignées de la terre. Saint François-Xavier est le prototype du navarrais universel ouvert aux cultures et aux peuples du monde entier, toujours présent dans les mémoires et toujours admiré par des communautés d’un grand nombre de pays, sur tous les continents.
« La fête de Saint François-Xavier étant instituée de façon permanente au 3 décembre, anniversaire de sa mort,
Evidemment, tout cela n’est guère spirituel… On en oublierait presque que saint François-Xavier, qui n’était pas un simple globe-trotter humaniste ou un Nicolas Hulot, était chrétien et qu’il ne s’est porté aux confins de la terre, jusqu’à la consomption totale de sa vie, que pour y porter la parole du Christ. Qu’il suffise, pour mémoire, de rappeler ce qu’un témoin disait de lui : « De jour, il appartenait tout entier au prochain; de nuit, il appartenait tout à Dieu. En cela, il fut véritablement un imitateur (segidor) du Christ qui, prêchant le jour, passait la nuit en prière » (Xavier Léon-Dufour, préc., p. 114).
L’esprit du temps est passé sur
Patrick Poydenot
L’appel de Benoît XVI se fonde sur le constat d’un patrimoine commun : celui du monothéisme. Mais qu’est-ce qu’une religion monothéiste ? De prime abord cela paraît très simple. Il s’agit d’une religion qui affirme l’existence d’un seul Dieu, à l’exclusion de tout polythéisme. D’un point de vue en quelque sorte culturel, il n’est douteux pour personne que chacune des religions visées réponde à cette définition. La difficulté est que les intéressés, qui sont pourtant appelés à se réunir sur ce dénominateur commun, ne l’entendent pas de la même oreille. Pour le musulman, le chrétien est évidemment un polythéiste, un “associateur”, comme le juif d’ailleurs. A l’inverse, le chrétien a peine à comprendre que le musulman puisse croire véritablement en Dieu puisqu’il rejette le Dieu trine qui est le seul Dieu unique.
2.- Le propos de Benoît XVI n’est pourtant pas un lapsus. Il fait écho à l’affirmation plusieurs fois renouvelée, depuis au moins le 2ème Concile du Vatican, selon laquelle chrétiens et musulmans croient au Dieu unique ou en un Dieu unique.
Il est dit ainsi, dans
Cette affirmation a été reprise mainte fois depuis lors, en particulier par Paul VI, déclarant que « les chrétiens de Turquie (…), avec leurs concitoyens musulmans, ont en commun la croyance au Dieu unique qui dirige la destinée des peuples[3] », ou par Jean-Paul II, affirmant que « les uns et les autres nous croyons en un Dieu, le Dieu unique, qui est toute Justice et toute Miséricorde[4] ». On ne saurait omettre que le pape Benoît XVI, dans sa rencontre avec de jeunes musulmans, aux Journées mondiales de la jeunesse de Cologne, a insisté sur le fait que les paroles précitées de
S’agit-il d’une dérive du Concile et de l’après-Concile, comme d’aucuns le soutiennent, ou d’une position catholique pouvant justifier d’un fondement historique ? C’est cela qui, pour l’heure, nous intéresse.
La possibilité du précédent historique résulte de ce que
Ceux qui répugnent à envisager l’existence d’un tel précédent n’ont pas craint de suggérer que Grégoire VII ne se serait exprimé ainsi que parce qu’il avait affaire, sous des apparences contraires, à un véritable chrétien, ou bien que cette affaire serait tellement singulière qu’il faudrait la tenir pour inexistante. D’ailleurs, dans ce document, il n’y aurait qu’une seule traduction possible : les musulmans croient en un Dieu unique, mais non pas au Dieu unique. En réalité, ces affirmations sont arbitraires. Il est d’ailleurs piquant de voir que ceux qui soutiennent ainsi que cette interprétation est la seule possible n’hésitent pas à prétendre que la seule interprétation possible du texte conciliaire serait l’interprétation contraire, alors que, dans les deux cas, l’expression latine est rigoureusement la même. Le discours semble bien partir de cet axiome: le concile doit être hétérodoxe et il n’est pas question d’admettre la possibilité même d’une continuité de doctrine. Quant à l’hypothèse d’un En-Naçir chrétien, que la seule lecture du texte suffit à infirmer, force est de constater qu'elle ne repose sur aucun fondement sérieux.
« On est accoutumé à juger de l’état de cette contrée, depuis la conquête barbare, par les notions que l’on a de sa triste condition sous le despotisme inepte et barbare de
C’est dans un tel contexte qu’est intervenue la lettre de Grégoire VII. Cette lettre a été écrite « au prince hammadide En-Naçir, qui, fuyant les invasions des Beni Hillal, s’était établi depuis une dizaine d’années à Bougie. Il semble bien que ce soit cet émir qui ait conçu l’idée de constituer en sa nouvelle capitale un évêché en bonne et due forme rassemblant la minorité chrétienne qui s’y trouvait déjà. Il avait écrit à Grégoire VII, lui dépêchant, outre le prêtre Servandus fraîchement élu évêque, des présents et des captifs chrétiens libérés[10] ». Elle constitue « le plus précieux monument de ce temps et le plus curieux échantillon de la correspondance facile et amicale qui a existé entre les papes et quelques sultans d’Afrique[11]».
« Conformément aux instructions de Grégoire VII, l’archevêque de Carthage et son collègue avaient (…) choisi parmi leurs prêtres un candidat à l’ordination épiscopale, en cherchant à répondre autant que possible aux désirs du clergé et du peuple d’Hippone, que cette déférence associait ainsi à l’élection. Le prêtre désigné se nommait Servand. Le roi de Mauritanie, En-Nacer, agréa son choix, et quand Servand partit pour Rome, il lui remit des lettres et des cadeaux destinés au pape. Il fit plus. Voulant témoigner à Grégoire VII le prix qu’il attachait à son amitié et l’assurer de ses dispositions favorables pour ceux de ses sujets qui professaient la religion chrétienne, il fit racheter tous les prisonniers chrétiens que l’on trouva dans ses Etats et les envoya au souverain pontife. Il promit de délivrer de même tous ceux que l’on pourrait découvrir encore.
Ces procédés touchèrent extrêmement la cour apostolique et les romains. Plusieurs patriciens et hauts dignitaires ecclésiastiques voulurent entrer en relations directes avec l’émir. Ils profitèrent du retour de Servand en Afrique, qui eut lieu en 1076 ou 1077, et envoyèrent avec lui plusieurs messagers chargés de complimenter le roi en leur nom. Le nouvel évêque reportait en outre à En-Nacer une réponse extrêmement gracieuse de Grégoire VII lui-même. Cette lettre, d’un caractère plus expressif qu’aucune de celles qui ont été échangées entre les papes et les rois du Magreb, mérite d’être relue[12] ».
En voici à présent la traduction, réalisée par S. Lancel et P. Mattei :
4.- « Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Anazir, roi de la province de Maurétanie sitifienne, en Afrique.
Ta Noblesse nous a cette année envoyé une lettre pour que nous ordonnions évêque, selon les dispositions de la loi chrétienne, le prêtre Servandus. Ce que nous avons eu à cœur de faire, parce que ta requête nous apparaissait juste et excellente. Tu nous as aussi envoyé des présents et, par déférence envers le bienheureux Pierre, prince des Apôtres, et pour l’amour de nous, tu as renvoyé les chrétiens qui étaient retenus captifs parmi vous ; tu as également promis de renvoyer les autres captifs. C’est Dieu, créateur de toutes choses, sans qui nous ne pouvons rien faire ni même penser de bon, qui a inspiré à ton cœur cette bonne action, c’est lui, qui éclaire tout homme venant en ce monde, qui a éclairé ton esprit en cette intention. Car le Dieu tout-puissant qui veut sauver tous les hommes et n’en perdre aucun, n’apprécie en nous rien tant que l’amour du prochain après l’amour de lui et le soin de ne pas faire à autrui ce que l’on ne veut pas qui nous soit fait. Cette charité, à l’évidence, vous et nous, nous nous la devons plus expressément qu’aux autres nations, puisque nous reconnaissons et confessons, de façon il est vrai différente, le Dieu unique[13], que chaque jour nous louons et vénérons comme créateur des siècles et maître de ce monde. Car, ainsi que le dit l’Apôtre, “c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux n’a fait qu’un peuple”.
Depuis qu’ils connaissent par nous cette grâce que Dieu t’a accordée, plusieurs nobles romains admirent sans réserve et célèbrent ta bonté et tes vertus. Parmi eux, deux de nos familiers, Albericus et Censius, élevés avec nous presque dès l’adolescence dans le palais romain, désirent beaucoup parvenir à ton amitié et à ton affection, et te rendre cordialement service pour ce qui te plaira de notre côté. Ils t’envoient des hommes à eux par qui tu sauras combien ils t’estiment sage et noble et combien ils veulent et peuvent te rendre service. Nous recommandons ces hommes à ta Magnificence, afin que tu apportes tout ton soin à faire preuve, à leur égard, pour l’amour de nous et pour récompenser de leur confiance ceux que nous avons nommé plus haut, de cette même charité que nous désirons toujours manifester à l’égard de toi et des tiens.
Car Dieu sait bien que nous te chérissons sincèrement pour Sa gloire et que nous désirons ton salut et ta gloire dans la vie présente et future, et de cœur et de bouche nous lui demandons qu’après un long séjour en cette vie il te conduise lui-même dans le sein de la béatitude du très saint patriarche Abraham ».
5.- Commentant cette lettre, S. Lancel et P. Mattei précisent :
« Nous ignorons quelle suite eut cette lettre de Grégoire VII, remarquable à bien des égards. On notera d’abord le soin mis par le pape à s’en tenir à des propos de type monothéiste, acceptables pour un tenant d’une autre religion monothéiste. Les quelques textes scripturaires invoqués – des Evangiles et de l’Apôtre – n’ont rien qui puisse choquer En-Naçir, auquel le dernier nom cité, celui d’Abraham, ne pouvait qu’être agréable. Remarquables aussi, autant que la chaleur et l’affabilité de la lettre, sont les avances du pape, qui semblent répondre à des ouvertures de l’émir. Le siège apostolique voyait peut-être dans l’agrément d’un évêque à Bougie la promesse implicite du rétablissement de quelques autres sièges épiscopaux dans un pays qui en avait tant compté quelques siècles auparavant, mais on aurait probablement tort de réduire la démarche du pape à ce seul calcul. Avec la reconquête de
Louis de Mas Latrie, quant à lui, ajoutait ceci :
« Jamais peut-être pontife romain n’a plus affectueusement marqué sa sympathie à un prince musulman ; jamais surtout nous n’avons remarqué qu’un pape ait exprimé avec cette effusion intime et ces ménagements la croyance commune des musulmans et des chrétiens au même Dieu, unique et immortel, servi et honoré par des cultes respectables quoique divers. Cette invocation d’Abraham, ce soin de rappeler les seuls points qui rapprochent deux mondes religieux si opposés d’ailleurs sur tout le reste, sont bien éloignés du ton général des missives échangées entre les papes et les princes musulmans. Quelques égards qu’ils aient témoignés à des califes ou à des émirs, dans les lettres les plus instantes qu’ils leur aient adressées pour demander une faveur ou les en remercier, les souverains pontifes conservent un accent d’autorité, de remontrance ou tout au moins de compassion, que les princes de l’islam prenaient aussi dans leurs missives, mais qui se fait à peine sentir dans les relations d’En-Nacer et de Grégoire VII. L’origine berbère et chrétienne du fils d’Hammad et de sa nation, le secret espoir que pouvait donner une pareille descendance, étaient peut-être la cause de ces ménagements. (… ).
« On aimerait à savoir quelles purent être les suites de cette correspondance curieuse. L’histoire les a négligées. Il en resta du moins un bon souvenir dans la population et la dynastie des princes de
6.- Au terme de cette rapide étude, on ne peut pas ne pas concéder que les circonstances des relations et de la lettre écrite par Grégoire VII aient été particulières. Il paraît néanmoins certain que ce document doit être reçu comme une lettre écrite, en connaissance de cause, à un chef de confession musulmane. Cette conclusion, à l’évidence partagée par les auteurs cités, laisse la question ouverte de la foi en un Dieu unique ou au Dieu unique. Mais on doit au minimum constater, sauf à forcer le sens des textes, que cette problématique est posée exactement dans les mêmes termes [chrétiens et musulmans « credunt unum Deum »] par la lettre de 1076 et par les documents conciliaires, et que c’est donc à raison, de ce point de vue, que ceux-ci sont présentés dans la continuité de celle-là.
[1] 21 novembre 1964, n. 16. Traduction officielle.
[2] 28 octobre 1965, n. 3.
[3] Discours à l’ambassadeur de Turquie près le Saint-Siège, 6 décembre 1973.
[4] Discours aux jeunes musulmans, Casablanca, 19 août 1985. Cette formulation reprend les deux formules « en un Dieu », « au Dieu unique », la première étant prise comme une explicitation de la première, comme pour lever une ambiguïté.
[5] XXème Journée mondiale de la jeunesse, Rencontre avec les représentants de diverses communautés musulmanes, Cologne, 20 août 2005.
[6] Labbe, Concil., t. X, coll. 146 ; Epist., lib. III, ep. 21 ; Migne, Patrol. lat. T. CXLVIII, p. 450, cités par L. de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce et documents divers concernant les relations des chrétiens avec les arabes de l’Afrique septentrionale au Moyen Age, Plon, 1866, Lettres et bulles des papes, p. 7. L’auteur était alors « chef de section aux Archives de l’Empire » et « sous-directeur des études à l’école impériales des Chartes ».
[7] La conquête du Maghreb par les Omeyyades remonte au VIIème siècle (prise de Carthage en 695). L’islam est donc implanté dans cette région depuis environ 400 ans lorsque la lettre de Grégoire VII intervient (ndlr).
[8] Louis de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce…, préc., Préface, p. III.
[9] L. de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce…, préc., Introduction historique, p. 22
[10] S. Lancel et P. Mattei, Pax et concordia, chrétiens des premiers siècles en Algérie (IIIème-VIIème siècles), Ed. Marsa 2003, pp. 113 ss. S. Lancel (†), historien de l'Antiquité punique, romaine et chrétienne et latiniste, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, était professeur à l’Université de Grenoble. Il est l’auteur d’un monumental Saint Augustin (792 p.), paru chez Fayard en 1999 et a contribué à L’encyclopédie saint Augustin, parue au Cerf en 2005. P. Mattei spécialiste de l’histoire des doctrines chrétiennes antiques, est professeur à l’Université de Lyon. La même année, Grégoire VII a écrit aux chrétiens de Bougie pour agréer cette élection.
[11] Traités de paix et du commerce…, préc., Préface, p. III.
[12] Traités de paix et du commerce…, préc., Introduction historique, p. 22.
[13] Dans son ouvrage Traités de paix et de commerce…précité, Mas Latrie traduisait ainsi ce passage : « Nous devons plus particulièrement que les autres peuples pratiquer cette vertu de la charité, vous et nous, qui, sous des formes différentes, adorons le Dieu unique, et qui chaque jour louons et vénérons en lui le créateur des siècles et le maître du monde » (Introduction historique, p. 22).
[14] Op. cit., p. 115.
[15] Traités de paix et de commerce…, Introduction historique, p. 23.