Les Cahiers de Persault

"Illuminer grâce à la lumière du Christ notre Seigneur" - saint François Xavier

29 décembre 2006

ANNEE 2007

Meilleurs voeux à tous !

A cette occasion, nous en profitons pour vous faire part de la naissance d'un petit nouveau, à savoir un blog ami, qui s'intitule "Hermas" [lien] du nom de cet auteur du IIème siècle sous le patronage duquel ce blog entend se placer.

Ce blog à vocation à présenter une vision chrétienne de l'actualité commentée.

Bonne route à lui !

03 décembre 2006

Fête de saint François-Xavier

Bonne fête à tous les François-Xavier
en particulier à Tatou et à XV


Saint très aimable et plein de charité,
j'adore respectueusement avec vous la Majesté divine,
et parce que je me complais singulièrement
dans la pensée des dons particuliers
de la grâce qu'elle vous a départis pendant votre vie,
et de ceux de la gloire après votre mort,
je lui rends de très ferventes actions de grâces,
et je vous supplie de tout mon coeur de m'obtenir,
par votre puissante intercession,
la grâce si importante de vivre
et de mourir saintement.

Je vous supplie de m'obtenir aussi
(désigner la grâce particulière qu'on veut obtenir).

Et si ce que je demande n'est point
selon la gloire de Dieu
et le plus grand bien de mon âme,
obtenez-moi ce qu'il y a
de plus conforme à l'un et à l'autre.

Amen

24 octobre 2006

Pèlerinage à Javier (III - suite -)

A paraître : de la guerre civile à l'annexion - La Navarre telle qu'enfin Francisco la connut.

23 octobre 2006

Pèlerinage à Javier (III)

LA NAVARRE : UN ROYAUME INSTABLE ET MENACE

Un terrain miné

1.- La Navarre est un pays depuis longtemps éprouvé quand saint François-Xavier y voit le jour. Les XIVème et XVème siècles avaient déjà été des périodes de crise profonde : dépenses ordinaires et extraordinaires du royaume toujours croissantes, non couvertes par les recettes, et dues aux en particulier aux campagnes militaires menées en France et en Espagne ; perte de la valeur de l’argent, due à des dévaluations fréquentes et à un recours immodéré à l’émission de monnaie ; chutes démographiques profondes. La Navarre a perdu 40% de ses « feux » (foyers) entre 1347 et 1350. Ces chutes ont principalement pour cause, comme dans le reste de l’Europe, la grande peste (1348). En 1350, la merindad de Estella, qui avait alors la densité de population la plus élevée du royaume, avait perdu 62 % de sa population.

Ces chutes ont provoqué une désaffection correspondante des terres cultivables. On estime que pour cette période, dans les seules merindades de Pampelune et Sangüesa, plus de 80 % des terres abandonnées n’ont pas été de nouveau cultivées, ce qui eut de graves répercussions à la fois sur la noblesse, dont les rentes seigneuriales ont sensiblement diminué, et sur la paysannerie, très affectée, dont les charges ont alors augmenté. La situation de cette dernière, de plus en plus difficile, a provoqué de nombreuses révoltes.

Endettements des familles, morcellement des patrimoines, développement aussi de la violence. Beaucoup, même nobles, voient dans la guerre le seul moyen de s’enrichir, voire simplement de subsister. Ils se mettent alors au service de seigneurs plus fortunés, fût-ce comme simples hommes de pied ou comme archers, en s’endettant davantage encore pour s’équiper. C’est le cas, en particulier, de petits seigneurs de Basse-Navarre. La guerre devient de la sorte une alternative économique appréciable à la crise des rentrées seigneuriales, avec ses perspectives de soldes, de récompenses et de butins. Les prisonniers étaient objets de rançons, leurs armes de possession.

2.- Certains servent simplement leur roi. D’autres se vendent comme mercenaires à d’autres puissances en guerre, l’Angleterre, la France, l’Aragon ou la Castille. Ce fut le cas, en particulier, du seigneur de Azpilcueta, qui intervient (comme beaucoup d’autres) dans les querelles de succession au trône d’Aragon, en 1410, contre les ordres pourtant formels de sa souveraine, la reine Leonor. D’autres ne dédaignent pas, plus trivialement, le brigandage sur les frontières ou la participation à des bandes de pillards, y compris sur des terres navarraises.

Un épisode aussi significatif qu’étonnant mérite à cet égard d’être évoqué, même s’il nous écarte quelque peu de notre sujet. Le roi Charles II de Navarre [dit “le Mauvais”] avait un frère, Louis d’Evreux, infant de Navarre, qui épousa en 1366 Jeanne de Sicile, duchesse de Durazzo [aujourd’hui Durrës, en Albanie]. Or il advint, en 1368, qu’un seigneur local, Charles Topia, s’empara de cette ville. Pour la reconquérir, Louis d’Evreux confia à un capitaine de mercenaires, Ingeram de Coincy, le soin de lever mille hommes en Gascogne, lanciers et archers. Les préparatifs de guerre durèrent près de trois ans, avec l’aide financière du roi de France. De nombreux chevaliers navarrais se joignirent à cette entreprise, et la “Compagnie navarraise” s’embarqua à Tortosa entre février 1375 et juin 1376. Durazzo fut reprise l’année même mais Louis d’Evreux y perdit la vie. Par un étonnant concours de circonstances, ce seront notamment des mercenaires albanais qui tenteront d'aider la Navarre, 140 ans plus tard, à recouvrer sa liberté contre les castillans.

Jeanne se remaria bientôt avec Robert d’Artois. Privée de son chef et estimant être déliée de tout engagement à l’égard de Jeanne de Sicile, incapable au demeurant de revenir en Navarre, la Compagnie dut demeurer trois ans à Durazzo. Elle s’y organisa en une sorte de « république militaire autonome » et s’y donna quatre chefs : Pierre de la Saga [ou Laxague], Mahiot de Coquerel, Jean d’Urtubie et un Garro. Après de vaines négociations pour entrer au service du roi d’Aragon, ces guerriers aguerris servirent en trois ans (1378-1380) trois maîtres différents : Nerio Acciajuoli, seigneur florentin de Corinthe, Jean Fernández de Heredia, grand-maître de l’ordre de l’Hôpital, et enfin Jacques de Baux, prince titulaire d’Achaïe, qui fut le dernier prétendant latin à la couronne impériale de Byzance. Il est impossible, malheureusement, d’entrer ici dans le détail de ces campagnes singulières qui firent un temps d’Athènes et de Thèbes, sous le commandement de Jean d’Urtubie, des contrées… navarraises. Il suffit à notre propos de les évoquer pour donner un exemple notable de ce que put être l’aventure mercenaire de ces temps-là.

3.- Les historiens modernes soulignent le fait que ces crises, démographiques, financières, politiques, ont provoqué, au sein même de la noblesse, un affrontement pour le contrôle des rentes, des terres et des seigneuries, afin de compenser la perte des rentes ordinaires par l’incorporation de nouveaux espaces de revenus. On cite, à cet égard, comme exemple le plus représentatif, l’affrontement qui eut lieu en Basse-Navarre entre les maisons ou “bandes” [mot qui signifie ici “partisans”, voire, étymologiquement, “bannières”] de Gramont et de Luxe. Ce conflit, qui commença dès la première moitié du XIVème siècle, se prolongea pendant plus d’un siècle, jusqu’à s’identifier quasiment à la guerre civile qui allait définitivement épuiser la Navarre à compter de 1450 avant qu’elle ne tombe, comme un fruit mûr, entre les mains de la Castille du très rusé Ferdinand le Catholique.

(à suivre)

Sources bibliographiques :

Jon Andoni Fernández de Larrea Rojas, Guerra y sociedad en Navarra durante la edad media, Universidad del Pais basco, Bilbao 1992.

José María Lacarra, Historia del reino de Navarra en la edad media, Ed. Caja de ahorros de Navarra, 1975.

José A. Lema, Jon A. Fernández de Larrea, Ernesto Garcia, José A. Munita, José R. Diaz de Durana, Los señores de la guerra y de la tierra : nuevos textos par el estudio de los Parientes Mayores guipuzcoanos (1265-1548), Archivo general de Guipuzcoa, San Sebastián 2000.

Antonio Rubio Lluch, Conquista de Tebas por Juan de Urtubia (episodio de historia de los Navarros en Grecia), Ed. Imprenta de la Diputación de Guipúzcoa, San Sebastián, 1923.

01 août 2006

Pèlerinage à Javier (II)

Texte modifié le 2 septembre 2006.

UN PEU DE GEN
EALOGIE

Les aïeux paternels de François, les Jasso [Jaxu en basque, Jaso en espagnol], appartenaient à une famille de petite noblesse aisée “d’au-delà des cols” [Ultrapuertos], comme on disait en ce temps-là, c'est-à-dire de Basse-Navarre, sur le flanc aujourd’hui français des Pyrénées.

La Navarre, qui avait pour capitale Pampelune, s’étendait alors des environs de Tudela, au sud, à celles de Labastide-Clairence et d’Hasparren, au nord, d'un côté et de l'autre des Pyrénées. Elle était administrativement constituée de six merindades, c'est-à-dire de provinces.

La merindad d'Ultrapuertos, appelée aussi Basse-Navarre, était l'une d'elles et avait pour chef-lieu Saint-Jean-Pied-de-Port. Elle se composait des pays de Cize, de Baïgorry, d'Arberoue, d'Irissary, d'Ossés, de Mixe, d'Ostabaret, d'Iholdy, d'Armendartiz et de La Bastide-Clairence. Dans le Mémoire du prince de Viana présenté, en 1456, au conseil royal de Charles VII (B.N., mss., Fonds Dupuy, vol. 761 f° 27), "Ultrapuertos" est joliment traduit par «le pais deça les montaignes». "Puerto" (terme présent dans Saint-Jean-Pied-de-Port), signifie plus précisément, en espagnol, le col de montagne. Les cinq autres merindades étaient les suivantes : Estella, Olite, Pampelune, Sanguësa, dont dépendaient les terres de Javier, et Tudela. Dans le dessin ci-dessus, on voit clairement la distribution administrative de l'ancien royaume, ainsi que la localisation des quatre origines familiales principales de la famille de saint François-Xavier, accompagnées de leurs armoiries respectives [source].

“Jaxu”, en basque, signifie “lieu des genêts”. Dans la symbolique des fleurs, le genêt, dit-on, est le symbole de l'humilité. On peut encore voir la maison “Lascorrea”, à Jaxu, à 9 km au nord de Saint-Jean-Pied-de-Port, d’où serait originaire cette famille, et qui est toujours vénérée comme un berceau de celle de notre saint [ci-contre : Lascorrea].

Les armoiries des Jasso étaient les suivantes : Sur champ d'argent, un ours passant au pied d'un chêne [“En campo de argent (sic) un oso arrimado en travi(e)so al pie de un encino”].

Les Jasso étaient cependant implantés à Saint-Jean-Pied-de-Port dès 1435. Tel est le cas de Pierre de Jasso, arrière grand-père de François. Il eut trois fils : Arnault, Bernalt et Pierre-Pérez (autrement dit, Pierre, “fils de Pierre”). Ce dernier était, dit-on, “vecino de San Juan”, ce qui paraît indiquer qu'il y était domicilié. En effet, selon le Diccionario de la lengua española, le “vecino” (le voisin), mot qui vient du latin “vicus” (quartier, lieu) désigne «celui qui habite avec d’autres dans une même commune, quartier ou maison, dans une habitation indépendante» ou qui «a sa maison ou son foyer dans une commune» aux charges de laquelle il contribue, même s’il n’y vit pas actuellement.

Pierre-Pérez fut nommé bailli, c'est-à-dire gouverneur de Saint-Jean-Pied-de-Port par le prince Charles de Viane, lui-même gouverneur du royaume de Navarre, le 14 juin 1444 et fut receveur des deniers royaux en Basse-Navarre. Dans la guerre civile qui opposa, à partir de 1450, le prince de Viane à son père, le roi Jean d'Aragon, au sujet de la dévolution de la couronne de Navarre, Pierre de Jasso demeura fidèle à ce dernier. On possède en particulier ses comptes pour les années 1451-1455, période au cours de laquelle ses fonctions de percepteur furent plus que difficiles. Il mourut sans postérité [ci-contre: Charles, prince de Viane].

Son frère Arnault s’établit à Pampelune, avec sa femme, Guillermina de Atondo, qu’il épousa en 1441 et dont la famille appartenait elle aussi à ce qu’on appelait alors la “noblesse de service”, c'est-à-dire celle qui était vouée à l’exercice des fonctions administratives, par opposition à la “noblesse militaire”, d’origine guerrière, qui avait pour fonction d’organiser la défense du royaume. Les armes de la maison d'Atondo étaient les suivantes : Sur champ d'azur, deux bandes d'or et, entre elles, deux croissants d'or [“En campo azul dos bandas de oro y entre ellas dos lunas crecientes de oro”].

Seigneur des palais d'Idocin et de Zariquegui, Arnault servit le prince de Viane. Grâce à l’influence de son beau-père, il obtint une charge importante à la Chambre des comptes, dont la mission était de contrôler les dépenses publiques. Les portes de la haute noblesse navarraise lui furent ainsi ouvertes, ainsi que l'accès aux Cortes. Ces dernières, qui étaient composées des représentants de la noblesse, du haut clergé et des cités, avaient pour objet d’approuver les demandes d’argent du roi, ou la création de nouveaux impôts, et de proposer des changements législatifs. Une sœur d’Arnault, Anne, épousa Martin de Huarte (ou d’Huart), licencié en droit, lequel devint conseiller du roi et de la reine de Navarre. Arnault et Guillermina eurent six enfants, dont le cinquième s’appelait Jean, père de notre saint.

Jean fit ses études à l’université de Bologne, en Italie, dont il obtient le titre de docteur en droit canonique le 16 novembre 1470. Pour la petite et la grande histoire, il faut signaler que, parmi les témoins qui figurent sur le titre original de doctorat, apparaît le nom de Pierre d’Arbués. Celui-ci (né en 1441), qui était déjà docteur ès arts de l’université de Huesca, obtint son diplôme de docteur en théologie le 27 décembre 1473 dans la même université de Bologne. Il devint chanoine régulier de saint Augustin à Saragosse un an plus tard, travailla avec Thomas de Torquemada, et fut nommé par lui premier inquisiteur d’Aragon en 1484. Il mourut martyr dans la nuit du 14 septembre 1485, poignardé par des conversos dans le chœur de la cathédrale de Saragosse, alors qu’il y était en prière. Pie XI l’a canonisé le 29 juin 1867 (ci-contre : le martyre de s. Pierre d'Arbués, eau forte de Franceso Cecchini).

Homme érudit, Jean de Jasso sera connu plus tard sous le nom de “Docteur”. Il occupa de hautes charges en Navarre. A la Chambre des comptes, tout d'abord, dont il a déjà été question. Mais encore à la Cour royale, qui était une juridiction dont la compétence s’étendait à tout le royaume, et dont les décisions pouvaient faire l’objet d’un recours devant le Conseil royal. Il fut également président de ce dernier. Ce Conseil était l'organe de gouvernement chargé d’assister et de conseiller le souverain mais il pouvait remplir la fonction d’un tribunal suprême. En 1472, Jean devint l’équivalent d’un ministre des finances du royaume, au service de Jean III d’Albret et de Catherine de Foix. Il remplit également des missions diplomatiques pour son roi auprès de la cour de Castille. Jean de Jasso épousa, en 1483, Marie de Azpilcueta (vers 1464-1529) et devint, par ce mariage, seigneur de Javier et d’Apilcueta.

La famille paternelle de Marie de Azpilcueta, originaire de la vallée de Baztan, au nord de la Navarre espagnole actuelle, appartenait à la petite noblesse. Les armes de cette maison étaient les suivantes : Echiqueté d’argent et de sable [“Con tablero de ajedrez blanco y negro”]. On a noté à raison que «la fortune des Azpilcueta pesait moins lourd que leur épée ; mais ils avaient pour eux l'antiquité de leur nom» (A. BELLESSORT, Saint François-Xavier, l’apôtre des Indes et du Japon, Perrin 1937, p. 4). L'affirmation selon laquelle leur palacio était déjà debout au temps de Charlemagne paraît cependant tenir de la légende. Le nom d’Azpilcueta fut illustré encore, quelques années plus tard, par le célèbre juriste Martin de Azpilcueta (1493-1586), également connu sous le nom de “Docteur Navarre”, et dont nous aurons peut-être l’occasion de reparler.

La famille maternelle de Marie, les Aznarez de Sada, appartenait en revanche à la haute noblesse. Deux sœurs en furent les héritières : Marie et Jeanne. Martin de Azpilcueta épousa Marie en 1463. Bientôt veuf, et après dispense pontificale, il épousa Jeanne. De nouveau veuf, vers 1477, Martin de Azplicueta épousa encore en 1499 Isabelle d’Echaux, du vicomté bas-navarrais de Baïgorry, laquelle eu raison de lui trois ans plus tard, avant de refranchir les Pyrénées, chargée des riches dépouilles du noble défunt.

LA PROCHE FAMILLE DE FRANCOIS-XAVIER

C’est du deuxième mariage de Martin de Azpilcueta, avec Jeanne de Aznarez de Sada qu’est née Marie, la femme de Jean de Jasso. Jean de Jasso et Maria de Azpilcueta eurent cinq enfants :

Madeleine, dont on disait qu’elle était très belle, et qu’on appelait « le lys de Javier », entra au service d’Isabelle la catholique puis chez les clarisses de Gandia (Valence), dont elle était abbesse à sa mort († 1533).

Anne (née vers 1492), la seconde sœur, a épousé Diego de Ezpeleta, seigneur de Beire. Cette famille est connue depuis le XIème siècle. Son berceau est dans la commune d'Espelette (64)

Michel (vers 1495-1542), qui sera appelé « seigneur de la maison et du lieu de Xabier », épousa Isabelle de Goñi y Peralta, fille du seigneur de Tirapu.

Jean (vers 1497-1556), dit Jean d’Azpilcueta, était capitaine.

Enfin, François, le cadet, né le 7 avril 1506, mardi saint, est l’Apôtre des Indes. On dit que ce jour-là était célébrée, dans l'église de Javier, la fête de saint Vincent-Ferrier, patron de l'Occident.

Telle est la famille, prestigieuse, de ce grand saint. Nous verrons plus avant en quelles tourmentes elle fut plongée et déchirée avant que le jeune François, meurtri par cette expérience, ne parte faire ses études à Paris pour y trouver sa vocation.

(à suivre)



Photos : (1) Maison Lascorrea, à Jaxu - (2) Armoiries figurant sur le château de Javier, associant notamment les familles Jaxu, Atondo et Azpilcueta.

Pèlerinage à Javier (I)

L’ANNEE JUBILAIRE

1.- L’Eglise catholique fête cette année le 500ème anniversaire de la naissance de saint François-Xavier. Cette année jubilaire est aussi celle de saint Ignace de Loyola, mort il y a 450 ans, et celle du bienheureux Pierre Fabre, né il y a 500 ans, trois saints qui ont eu le bonheur de se rencontrer, à Paris, en 1530.

A l’occasion de ce jubilé, et pour des raisons personnelles, j’ai pu me rendre en famille sur les lieux mêmes de la naissance de saint François-Xavier, en Navarre espagnole. Il m’a semblé qu’il était utile de publier un petit compte-rendu de cette visite et, surtout, à cette occasion, de faire mémoire de ce grand saint.


UN SAINT ET UN PELERINAGE A CONNAITRE

2.- François [Francisco] est né le 7 avril 1506 au château de Javier, en Navarre, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de la capitale du royaume, Pampelune, tout près de la frontière aragonaise.

Il est mort à l’âge de 46 ans, le 3 décembre 1552, abandonné sur l’île de Sancian, à 100 km de Hong-Kong, après onze années d’un intense apostolat, sans être jamais revenu chez lui. Son corps est vénéré à Goa.

Je ne m’attarderai pas ici à rappeler les épisodes de sa vie, ni de ses innombrables voyages qui ont porté ses fils à le comparer à saint Paul. Si l’on n’en connaît encore rien, on pourra en faire une première découverte sur le site des jésuites de France [ici]. Les plus jeunes (et ceux qui le restent !) pourront lire la bande dessinée intitulée “Xavier”, réalisée en 1953 par un (alors) jeune jésuite, Pierre Defoux pour le journal… Spirou. Terminé par son auteur quarante plus tard, cette belle histoire est publiée (2005) par les éditions Coccinelle BD, en deux volumes [tome 1 : “Ouvrir un avenir” ; tome 2 : “Enjamber les limites”]. Les ouvrages parus par ailleurs sur ce saint sont innombrables. Plus de 3000 études ou ouvrages ont été écrits à son sujet. On pourra néanmoins se reporter à l’ouvrage bien connu de Xavier Léon-Dufour, Saint François Xavier, Itinéraire mystique de l’apôtre, coll. Christus n° 86, Essais, Desclée de Brouwer/Bellarmin, Paris, 1997 (350 p.).

Je ne saurais trop recommander aux hispanophones (et mêmes aux autres !) de se reporter aux pages proposées par la Direction générale des enseignements scolaires et professionnels de Navarre. Cet organisme a réalisé un très beau site, auquel je dois beaucoup, sur le thème suivant : «Le monde de Javier : une vision du XVI° siècle à travers la vie de saint François-Xavier », dont il a fait intelligemment un sujet de concours pour les enfants navarrais du primaire à la terminale, de janvier à juin dernier [Ici]. Imaginons, ne fût-ce qu’un instant, que le ministère de l’éducation nationale français propose un travail de ce genre sur saint Louis, sainte Jeanne d’Arc ou saint Louis-Marie Grignon de Montfort !

S’agissant enfin du pèlerinage à Javier lui-même, on consultera, toujours dans la langue de Cervantès, mais aussi en anglais ou en basque (le français, pourtant prévu, n’est pas accessible, non plus que l’italien ou le portugais), le site de qualité réalisé conjointement par le gouvernement de Navarre, le sanctuaire de Javier, l’archevêché de Pampelune et la mairie de Javier [Ici].


LE PATRON DES MISSIONS ET DE LA NAVARRE

3.- Le pape Grégoire XV a canonisé saint François-Xavier en 1622, en même temps que saint Ignace de Loyola, son cousin et, avec lui, co-fondateur de la Compagnie de Jésus [le même jour étaient canonisés sainte Thérèse d'Avila, saint Isidore le laboureur et saint Philippe Néri]. Le 11 juillet 1624, les Cortes de Navarre l’ont déclaré patron du royaume, patronage qu’il partage avec saint Firmin, premier évêque de Pampelune. Pie XI, en 1927, l’a déclaré patron des missions catholiques.

Le 27 septembre 1985, le parlement de Navarre a approuvé à l’unanimité une loi foral de deux articles qui a fait du 3 décembre, jour anniversaire de la mort du saint, le “Jour de la Navarre” (B.O.N. Núm. 119, de 02.10.85). Ce “Jour”, sorte de fête nationale, avait été établi le 16 août 1982, à la suite de l’entrée en vigueur de la “loi organique de réintégration et d’amélioration du régime foral”. Mais il était alors fixé au dernier dimanche de juin. Ce “Jour” est l’occasion spéciale de nombreuses fêtes officielles, civiles et religieuses. Saint François-Xavier est officiellement le patron de la communauté foral de Navarre.

L’exposition des motifs de la loi du 27 septembre 1985 est ainsi rédigée :

« C’est la coutume de toutes les communautés et la volonté des citoyens qui les composent d’avoir une fête qui, en même temps qu’elle symbolise l’unité et l’identité dans un projet historique commun, soit l’occasion d’exalter particulièrement la personnalité du territoire, de sa culture et de ses habitants. Le respect pour la tradition reçue et la reconnaissance d’un passé propre comme facteur fondamental de la définition des peuples rend souhaitable l’institutionnalisation à cet effet de dates et de motifs fondés sur le patrimoine commun, de telle sorte qu’ils contribuent à fortifier la concorde, la solidarité et la conscience de fraternité qui soutiennent la vie des sociétés.

« La figure de François de Javier est pour les navarrais un exemple éclatant de préoccupation humaine et intellectuelle, de talent tourné vers les autres et vers l’aventure, d’un homme qui ne dédaigna ni les difficultés ni les efforts pour atteindre les zones les plus éloignées de la terre. Saint François-Xavier est le prototype du navarrais universel ouvert aux cultures et aux peuples du monde entier, toujours présent dans les mémoires et toujours admiré par des communautés d’un grand nombre de pays, sur tous les continents.

« La fête de Saint François-Xavier étant instituée de façon permanente au 3 décembre, anniversaire de sa mort, la Communauté foral de Navarre désire lier la norme à la tradition et fixer à cette même date le Jour de Navarre ».

Evidemment, tout cela n’est guère spirituel… On en oublierait presque que saint François-Xavier, qui n’était pas un simple globe-trotter humaniste ou un Nicolas Hulot, était chrétien et qu’il ne s’est porté aux confins de la terre, jusqu’à la consomption totale de sa vie, que pour y porter la parole du Christ. Qu’il suffise, pour mémoire, de rappeler ce qu’un témoin disait de lui : « De jour, il appartenait tout entier au prochain; de nuit, il appartenait tout à Dieu. En cela, il fut véritablement un imitateur (segidor) du Christ qui, prêchant le jour, passait la nuit en prière » (Xavier Léon-Dufour, préc., p. 114).

L’esprit du temps est passé sur la Navarre, comme sur d’autres terres. Il n’en est pas moins remarquable de constater que tout un peuple puisse encore, sous la mouvance de ses gouvernants, trouver à se définir dans son rattachement à un apôtre du Christ.


Patrick Poydenot

03 juillet 2006

Islam : La lettre de Grégoire VII à En-Naçir (1076)


« Le judaïsme, le christianisme et l'islam croient en un Dieu unique, Créateur du ciel et de la terre. Il s'ensuit donc que les trois religions monothéistes sont appelées à coopérer les unes avec les autres pour le bien commun de l'humanité, en servant la cause de la justice et de la paix dans le monde. » (Benoît XVI, Discours aux membres de l'American Jewish committee, 16 mars 2006).

1.- Il est étonnant de pouvoir considérer, laissant à part la question du judaïsme, que deux religions telles que le christianisme et l’islam, qui prétendent toutes deux à la vérité et à l’universalité, et qui se sont tellement affrontées, puissent se rencontrer en une œuvre commune tendant au bien de tous. L’étonnement est d’autant plus fort que l’universalité à laquelle prétend l’islam, dans ses composantes majoritaires, est celle d’une universalité de soumission en laquelle les autres religions, et particulièrement le christianisme, n’ont que le seul statut de “protégées”.


L’appel de Benoît XVI se fonde sur le constat d’un patrimoine commun : celui du monothéisme. Mais qu’est-ce qu’une religion monothéiste ? De prime abord cela paraît très simple. Il s’agit d’une religion qui affirme l’existence d’un seul Dieu, à l’exclusion de tout polythéisme. D’un point de vue en quelque sorte culturel, il n’est douteux pour personne que chacune des religions visées réponde à cette définition. La difficulté est que les intéressés, qui sont pourtant appelés à se réunir sur ce dénominateur commun, ne l’entendent pas de la même oreille. Pour le musulman, le chrétien est évidemment un polythéiste, un “associateur”, comme le juif d’ailleurs. A l’inverse, le chrétien a peine à comprendre que le musulman puisse croire véritablement en Dieu puisqu’il rejette le Dieu trine qui est le seul Dieu unique.


2.- Le propos de Benoît XVI n’est pourtant pas un lapsus. Il fait écho à l’affirmation plusieurs fois renouvelée, depuis au moins le 2ème Concile du Vatican, selon laquelle chrétiens et musulmans croient au Dieu unique ou en un Dieu unique.


Il est dit ainsi, dans la Constitution dogmatique Lumen gentium, sur l’Eglise : « Le dessein de salut englobe aussi ceux qui reconnaissent le Créateur, et parmi eux, d'abord, les Musulmans qui, en déclarant qu'ils gardent la foi d'Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, qui jugera les hommes au dernier jour[1] ». La Déclaration Nostra Aetate énonce : « L'Eglise regarde (…) avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre[2] ».


Cette affirmation a été reprise mainte fois depuis lors, en particulier par Paul VI, déclarant que « les chrétiens de Turquie (…), avec leurs concitoyens musulmans, ont en commun la croyance au Dieu unique qui dirige la destinée des peuples[3] », ou par Jean-Paul II, affirmant que « les uns et les autres nous croyons en un Dieu, le Dieu unique, qui est toute Justice et toute Miséricorde[4] ». On ne saurait omettre que le pape Benoît XVI, dans sa rencontre avec de jeunes musulmans, aux Journées mondiales de la jeunesse de Cologne, a insisté sur le fait que les paroles précitées de la Déclaration Nostra Aetate constituaient pour les catholiques « la “Magna Charta” du dialogue » avec les musulmans[5].


S’agit-il d’une dérive du Concile et de l’après-Concile, comme d’aucuns le soutiennent, ou d’une position catholique pouvant justifier d’un fondement historique ? C’est cela qui, pour l’heure, nous intéresse.


La possibilité du précédent historique résulte de ce que la Déclaration Nostra Aetate, précitée, fait explicitement référence à une lettre adressée en 1076 par le pape Grégoire VII à l’émir En-Naçir. Le saint pape s’y exprimait ainsi : « Hanc utique caritatem nos et vos specialius nobis quam ceteris gentibus debemus, qui unum Deum, licet diversi modo, credimus et confitemur, qui eum creatorem seculorum et gubernatorem huius mundi cotidie laudamus et veneramur[6] ». Le « credimus unum Deum » autorise, de soi, à parler indifféremment de foi « au Dieu un » ou de foi « en un Dieu un».


Ceux qui répugnent à envisager l’existence d’un tel précédent n’ont pas craint de suggérer que Grégoire VII ne se serait exprimé ainsi que parce qu’il avait affaire, sous des apparences contraires, à un véritable chrétien, ou bien que cette affaire serait tellement singulière qu’il faudrait la tenir pour inexistante. D’ailleurs, dans ce document, il n’y aurait qu’une seule traduction possible : les musulmans croient en un Dieu unique, mais non pas au Dieu unique. En réalité, ces affirmations sont arbitraires. Il est d’ailleurs piquant de voir que ceux qui soutiennent ainsi que cette interprétation est la seule possible n’hésitent pas à prétendre que la seule interprétation possible du texte conciliaire serait l’interprétation contraire, alors que, dans les deux cas, l’expression latine est rigoureusement la même. Le discours semble bien partir de cet axiome: le concile doit être hétérodoxe et il n’est pas question d’admettre la possibilité même d’une continuité de doctrine. Quant à l’hypothèse d’un En-Naçir chrétien, que la seule lecture du texte suffit à infirmer, force est de constater qu'elle ne repose sur aucun fondement sérieux.


Quoi qu’il en soit de ce débat, il nous a paru intéressant de publier le texte de la lettre de Grégoire VII ainsi que les commentaires qui en sont donnés par quelques historiens de renom.

3.- Avant d’en donner leur traduction, il convient de rappeler, avec eux, qu’à « l’époque des invasions[7], les papes paraissent les premiers en communications suivies et régulières avec les chrétiens d’Afrique, avec les évêques qui les gouvernaient encore et les souverains arabes dont ils étaient les sujets[8] ». Les premiers, mais non pas les seuls. La chrétienté européenne, en particulier italienne, s’est efforcée très tôt de développer ses relations commerciales avec un Maghreb qui, lui-même, y trouvait les conditions de sa prospérité. Les papes, quant à eux, ont cherché à la fois à assurer la survie, voire le développement des communautés chrétiennes, attendant des princes musulmans qu’ils les protègent, voire qu’ils se convertissent.


La conjonction de cette action apostolique et de ces développements économiques a créé dans cette région, au moyen âge, des conditions originales de relations entre chrétiens et musulmans. On ne peut les comprendre qu’à condition de se déprendre des représentations ordinaires tirées des croisades, auxquelles, dans l’ensemble, cette région n’a pas été mêlée, ou d’une histoire postérieure. Il en est ainsi de l’état de ces relations comme de celui de ce pays :


« On est accoutumé à juger de l’état de cette contrée, depuis la conquête barbare, par les notions que l’on a de sa triste condition sous le despotisme inepte et barbare de la Turquie ; on croit trop communément encore qu’il y a eu en Afrique, depuis le VIIème siècle, que des villes ruinées, des populations opprimées, toujours en armes pour défendre un reste de liberté, et partout les excès d’un fanatisme intolérant et féroce ; mais il faut reconnaître que la situation du pays était au moyen âge tout autre qu’elle ne fut sous le règne des ministres de la Porte. Les relations des auteurs qui ont vécu dans ce temps, et qui ont été rendues accessibles à tout le monde par des traductions, celles d’Edrisi, d’Ebn-Batouta, d’Aboulféda, montrent, comme les autres documents originaux, que l’Afrique musulmane a eu d’aussi longues périodes de calme, de tranquillité et de prospérité qu’aucun des pays les plus florissants de l’Europe du moyen âge. La puissance souveraine y maintenait l’ordre et la sécurité plus efficacement que dans la société féodale[9] ».

C’est dans un tel contexte qu’est intervenue la lettre de Grégoire VII. Cette lettre a été écrite « au prince hammadide En-Naçir, qui, fuyant les invasions des Beni Hillal, s’était établi depuis une dizaine d’années à Bougie. Il semble bien que ce soit cet émir qui ait conçu l’idée de constituer en sa nouvelle capitale un évêché en bonne et due forme rassemblant la minorité chrétienne qui s’y trouvait déjà. Il avait écrit à Grégoire VII, lui dépêchant, outre le prêtre Servandus fraîchement élu évêque, des présents et des captifs chrétiens libérés[10] ». Elle constitue « le plus précieux monument de ce temps et le plus curieux échantillon de la correspondance facile et amicale qui a existé entre les papes et quelques sultans d’Afrique[11]».

« Conformément aux instructions de Grégoire VII, l’archevêque de Carthage et son collègue avaient (…) choisi parmi leurs prêtres un candidat à l’ordination épiscopale, en cherchant à répondre autant que possible aux désirs du clergé et du peuple d’Hippone, que cette déférence associait ainsi à l’élection. Le prêtre désigné se nommait Servand. Le roi de Mauritanie, En-Nacer, agréa son choix, et quand Servand partit pour Rome, il lui remit des lettres et des cadeaux destinés au pape. Il fit plus. Voulant témoigner à Grégoire VII le prix qu’il attachait à son amitié et l’assurer de ses dispositions favorables pour ceux de ses sujets qui professaient la religion chrétienne, il fit racheter tous les prisonniers chrétiens que l’on trouva dans ses Etats et les envoya au souverain pontife. Il promit de délivrer de même tous ceux que l’on pourrait découvrir encore.

Ces procédés touchèrent extrêmement la cour apostolique et les romains. Plusieurs patriciens et hauts dignitaires ecclésiastiques voulurent entrer en relations directes avec l’émir. Ils profitèrent du retour de Servand en Afrique, qui eut lieu en 1076 ou 1077, et envoyèrent avec lui plusieurs messagers chargés de complimenter le roi en leur nom. Le nouvel évêque reportait en outre à En-Nacer une réponse extrêmement gracieuse de Grégoire VII lui-même. Cette lettre, d’un caractère plus expressif qu’aucune de celles qui ont été échangées entre les papes et les rois du Magreb, mérite d’être relue[12] ».

En voici à présent la traduction, réalisée par S. Lancel et P. Mattei :

4.- « Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Anazir, roi de la province de Maurétanie sitifienne, en Afrique.

Ta Noblesse nous a cette année envoyé une lettre pour que nous ordonnions évêque, selon les dispositions de la loi chrétienne, le prêtre Servandus. Ce que nous avons eu à cœur de faire, parce que ta requête nous apparaissait juste et excellente. Tu nous as aussi envoyé des présents et, par déférence envers le bienheureux Pierre, prince des Apôtres, et pour l’amour de nous, tu as renvoyé les chrétiens qui étaient retenus captifs parmi vous ; tu as également promis de renvoyer les autres captifs. C’est Dieu, créateur de toutes choses, sans qui nous ne pouvons rien faire ni même penser de bon, qui a inspiré à ton cœur cette bonne action, c’est lui, qui éclaire tout homme venant en ce monde, qui a éclairé ton esprit en cette intention. Car le Dieu tout-puissant qui veut sauver tous les hommes et n’en perdre aucun, n’apprécie en nous rien tant que l’amour du prochain après l’amour de lui et le soin de ne pas faire à autrui ce que l’on ne veut pas qui nous soit fait. Cette charité, à l’évidence, vous et nous, nous nous la devons plus expressément qu’aux autres nations, puisque nous reconnaissons et confessons, de façon il est vrai différente, le Dieu unique[13], que chaque jour nous louons et vénérons comme créateur des siècles et maître de ce monde. Car, ainsi que le dit l’Apôtre, “c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux n’a fait qu’un peuple”.

Depuis qu’ils connaissent par nous cette grâce que Dieu t’a accordée, plusieurs nobles romains admirent sans réserve et célèbrent ta bonté et tes vertus. Parmi eux, deux de nos familiers, Albericus et Censius, élevés avec nous presque dès l’adolescence dans le palais romain, désirent beaucoup parvenir à ton amitié et à ton affection, et te rendre cordialement service pour ce qui te plaira de notre côté. Ils t’envoient des hommes à eux par qui tu sauras combien ils t’estiment sage et noble et combien ils veulent et peuvent te rendre service. Nous recommandons ces hommes à ta Magnificence, afin que tu apportes tout ton soin à faire preuve, à leur égard, pour l’amour de nous et pour récompenser de leur confiance ceux que nous avons nommé plus haut, de cette même charité que nous désirons toujours manifester à l’égard de toi et des tiens.

Car Dieu sait bien que nous te chérissons sincèrement pour Sa gloire et que nous désirons ton salut et ta gloire dans la vie présente et future, et de cœur et de bouche nous lui demandons qu’après un long séjour en cette vie il te conduise lui-même dans le sein de la béatitude du très saint patriarche Abraham ».

5.- Commentant cette lettre, S. Lancel et P. Mattei précisent :

« Nous ignorons quelle suite eut cette lettre de Grégoire VII, remarquable à bien des égards. On notera d’abord le soin mis par le pape à s’en tenir à des propos de type monothéiste, acceptables pour un tenant d’une autre religion monothéiste. Les quelques textes scripturaires invoqués – des Evangiles et de l’Apôtre – n’ont rien qui puisse choquer En-Naçir, auquel le dernier nom cité, celui d’Abraham, ne pouvait qu’être agréable. Remarquables aussi, autant que la chaleur et l’affabilité de la lettre, sont les avances du pape, qui semblent répondre à des ouvertures de l’émir. Le siège apostolique voyait peut-être dans l’agrément d’un évêque à Bougie la promesse implicite du rétablissement de quelques autres sièges épiscopaux dans un pays qui en avait tant compté quelques siècles auparavant, mais on aurait probablement tort de réduire la démarche du pape à ce seul calcul. Avec la reconquête de la Sicile par les Normands dans les années immédiatement précédentes, un rapprochement de plus grande ampleur entre le Maghreb et l’Occident, au premier chef avec l’Italie, était imaginable. On sait que l’Histoire en décida autrement[14] ».

Louis de Mas Latrie, quant à lui, ajoutait ceci :

« Jamais peut-être pontife romain n’a plus affectueusement marqué sa sympathie à un prince musulman ; jamais surtout nous n’avons remarqué qu’un pape ait exprimé avec cette effusion intime et ces ménagements la croyance commune des musulmans et des chrétiens au même Dieu, unique et immortel, servi et honoré par des cultes respectables quoique divers. Cette invocation d’Abraham, ce soin de rappeler les seuls points qui rapprochent deux mondes religieux si opposés d’ailleurs sur tout le reste, sont bien éloignés du ton général des missives échangées entre les papes et les princes musulmans. Quelques égards qu’ils aient témoignés à des califes ou à des émirs, dans les lettres les plus instantes qu’ils leur aient adressées pour demander une faveur ou les en remercier, les souverains pontifes conservent un accent d’autorité, de remontrance ou tout au moins de compassion, que les princes de l’islam prenaient aussi dans leurs missives, mais qui se fait à peine sentir dans les relations d’En-Nacer et de Grégoire VII. L’origine berbère et chrétienne du fils d’Hammad et de sa nation, le secret espoir que pouvait donner une pareille descendance, étaient peut-être la cause de ces ménagements. (… ).

« On aimerait à savoir quelles purent être les suites de cette correspondance curieuse. L’histoire les a négligées. Il en resta du moins un bon souvenir dans la population et la dynastie des princes de la Mauritanie. C’est auprès d’elles et sous leur protection que se sont conservées le plus longtemps quelques familles de chrétiens indigènes régies par un chef ecclésiastique qui semble être un évêque. Si la pensée de Grégoire VII allait plus loin que l’expression de ces lettres, si quelque espérance éloignée accompagnait ses avances à En-Nacer, soit pour préparer une conversion, soit pour déterminer une coopération quelconque en faveur des chrétiens d’Espagne ou de Sicile, l’avenir ne dut pas tarder à détromper les généreuses tentatives du pape[15] ».

6.- Au terme de cette rapide étude, on ne peut pas ne pas concéder que les circonstances des relations et de la lettre écrite par Grégoire VII aient été particulières. Il paraît néanmoins certain que ce document doit être reçu comme une lettre écrite, en connaissance de cause, à un chef de confession musulmane. Cette conclusion, à l’évidence partagée par les auteurs cités, laisse la question ouverte de la foi en un Dieu unique ou au Dieu unique. Mais on doit au minimum constater, sauf à forcer le sens des textes, que cette problématique est posée exactement dans les mêmes termes [chrétiens et musulmans « credunt unum Deum »] par la lettre de 1076 et par les documents conciliaires, et que c’est donc à raison, de ce point de vue, que ceux-ci sont présentés dans la continuité de celle-là.


Jacques Gerson



[1] 21 novembre 1964, n. 16. Traduction officielle.

[2] 28 octobre 1965, n. 3.

[3] Discours à l’ambassadeur de Turquie près le Saint-Siège, 6 décembre 1973.

[4] Discours aux jeunes musulmans, Casablanca, 19 août 1985. Cette formulation reprend les deux formules « en un Dieu », « au Dieu unique », la première étant prise comme une explicitation de la première, comme pour lever une ambiguïté.

[5] XXème Journée mondiale de la jeunesse, Rencontre avec les représentants de diverses communautés musulmanes, Cologne, 20 août 2005.

[6] Labbe, Concil., t. X, coll. 146 ; Epist., lib. III, ep. 21 ; Migne, Patrol. lat. T. CXLVIII, p. 450, cités par L. de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce et documents divers concernant les relations des chrétiens avec les arabes de l’Afrique septentrionale au Moyen Age, Plon, 1866, Lettres et bulles des papes, p. 7. L’auteur était alors « chef de section aux Archives de l’Empire » et « sous-directeur des études à l’école impériales des Chartes ».

[7] La conquête du Maghreb par les Omeyyades remonte au VIIème siècle (prise de Carthage en 695). L’islam est donc implanté dans cette région depuis environ 400 ans lorsque la lettre de Grégoire VII intervient (ndlr).

[8] Louis de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce…, préc., Préface, p. III.

[9] L. de Mas Latrie, Traités de paix et du commerce…, préc., Introduction historique, p. 22

[10] S. Lancel et P. Mattei, Pax et concordia, chrétiens des premiers siècles en Algérie (IIIème-VIIème siècles), Ed. Marsa 2003, pp. 113 ss. S. Lancel (†), historien de l'Antiquité punique, romaine et chrétienne et latiniste, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, était professeur à l’Université de Grenoble. Il est l’auteur d’un monumental Saint Augustin (792 p.), paru chez Fayard en 1999 et a contribué à L’encyclopédie saint Augustin, parue au Cerf en 2005. P. Mattei spécialiste de l’histoire des doctrines chrétiennes antiques, est professeur à l’Université de Lyon. La même année, Grégoire VII a écrit aux chrétiens de Bougie pour agréer cette élection.

[11] Traités de paix et du commerce…, préc., Préface, p. III.

[12] Traités de paix et du commerce…, préc., Introduction historique, p. 22.

[13] Dans son ouvrage Traités de paix et de commerce…précité, Mas Latrie traduisait ainsi ce passage : « Nous devons plus particulièrement que les autres peuples pratiquer cette vertu de la charité, vous et nous, qui, sous des formes différentes, adorons le Dieu unique, et qui chaque jour louons et vénérons en lui le créateur des siècles et le maître du monde » (Introduction historique, p. 22).

[14] Op. cit., p. 115.

[15] Traités de paix et de commerce…, Introduction historique, p. 23.

Présentation

La première des choses qu’on est accoutumé de faire, en présentant un journal, quelle qu’en soit la nature, est d’en justifier le titre. A défaut d’avoir une ligne claire d’orientation, bien arrêtée, ou ayant plutôt le propos de n’en avoir guère, du moins quant au contenu des textes proposés, je m’en suis tenu à ce titre général de Cahiers. Ce terme constitue à lui seul une excuse à un accueil assez large de thèmes, non encore ordonné, de l’expression d’opinions à la citation de textes, en passant par quelques analyses. La vérité est qu’en ouvrant cette introduction, je teste d’abord le système et que je suis trop absorbé par mon métier pour me lancer, pour le moment, dans un travail organisé.

Le nom de Persault n’est évidemment qu’une pirouette, ainsi orthographié pour donner un peu l’illusion d’un enracinement. Cela fait quand même plus terroir que «Mes cahiers» - et moins prétentieux, d’autant qu’il sera ouvert à d’autres contributions que la mienne. Le nom renvoie de la sorte aux Cahiers eux-mêmes et à leur contenu, qui ne mériteront ainsi que la seule attention qu’on voudra bien leur porter.

Le blog est un système de publication qui offre un énorme avantage: celui d'être évolutif. Il autorise corrections, ajouts et repentirs. C'est dire qu'un même article pourra, au fil du temps, subir des modifications, selon que des lectures nouvelles, des réflexions nouvelles, voire des apports nouveaux les nécessiteront.

Il est d'usage de renvoyer à des sites amis. Mon premier lien est celui de Benedictus, oblat de saint Benoît, qui y édite d'intéressants textes, généralement de spiritualité. Mon second est celui de Sacrosanctum concilium, lequel, par un travail de recherche et d'analyse sérieux, s'efforce de promouvoir une réception juste des textes conciliaires, abstraite des interprétations idéologiques qui en sont données. Que ces liens soient pour les auteurs de ces sites l'expression d'une sincère amitié. Je renvoie également aux éditions Moleiro, de Barcelone, pour donner à connaître le travail tout à fait extraordinaire de cet éditeur. Dans un ordre assez comparable d'excellence et de souci de perfection, je vous invite à découvrir la Saint John's Bible, qui n'est rien moins que l'édition manuscrite du livre saint, les bénédictins qui en sont notamment les auteurs renouant ainsi avec une tradition perdue depuis plus de quatre siècles.

Si la définition des interventions n’est pas [encore] précise, il n’en est pas de même de l’esprit auquel elles se rattacheront, peu à peu. Je suis catholique, en connaissance de cause, heureux et fier de l’être. Cette foi donnant son sens à ma vie et ayant guidé ma formation, je lui dois trop pour ne pas la tenir ici également pour guide. C’est donc en cohérence avec cette conviction que ces Cahiers seront conduits.

Que chacun, s’il la respecte, y soit le bienvenu.

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